1. Quelques délits importants du code de 1917
Commettent des délits contre la foi et l’unité de l’Église :
- les apostats, les hérétiques, les schismatiques (c. 2314) ;
- ceux qui enseignent des doctrines condamnées par le Siège Apostolique ou le Concile Général (c. 2317) ;
- ceux qui se marient devant un ministre non-catholique (c. 2319 § 1, 1°) ;
- les parents qui confient l’éducation de leurs enfants à des membres d’une religion acatholique (c. 2319 § 1, 4°).
Commettent des délits contre les autorités, les personnes, les choses ecclésiastiques :
- ceux qui n’obéissent pas, de façon opiniâtre, aux préceptes ou aux interdictions émanant du Pontife Romain ou de leur Ordinaire propre (c. 2331 § 1) ;
- ceux qui édictent des lois contre la liberté de l’Église ou contre ses lois (c. 2334, 1°) ;
- les francs-maçons (c. 2335).
Commettent des délits contre la vie, la liberté […], la réputation d’autrui, les bonnes mœurs :
- ceux qui effectuent un avortement et les mères qui se font avorter (c. 2350 § 1) ;
- ceux qui portent atteinte à la réputation d’autrui (c. 2355) ;
- ceux qui font des dénonciations calomnieuses (c. 2363) ;
- les bigames, c’est-à-dire ceux qui, malgré un lien conjugal, contractent un autre mariage, même seulement civil (c. 2356) ;
- ceux qui commettent des actes de pédophilie (c. 2357 § 1) ;
- ceux qui commettent un adultère public ou qui vivent en concubinage (c. 2357 § 2).
Commettent des délits dans l’administration des Sacrements :
- l’évêque qui consacre quelqu’un évêque sans mandat apostolique, et celui qui reçoit cette consécration (c. 2370).
Commettent des délits dans l’exercice de leur fonction :
- ceux qui commettent des abus de pouvoir (c. 2404).
2. Quelques délits importants du code de 1983
Commettent des délits contre la religion et l’unité de l’Eglise :
- les apostats, les hérétiques, les schismatiques (c. 1364 § 1 ; c. 2314 / CIC 1917) ;
- les parents qui font baptiser ou élever leurs enfants dans une religion non catholique (c. 1366 ; cf. c. 2319 § 1, 4° / CIC 1917).
Commettent des délits contre les autorités ecclésiastiques et la liberté de l’Eglise :
- ceux qui enseignent une doctrine condamnée par le Pontife Romain ou le Concile Œcuménique (c. 1371, 1° ; cf. c. 2317 / CIC 1917 ;
- ceux qui n’obéissent pas au Siège Apostolique, à l’Ordinaire ou au Supérieur donnant légitimement un ordre, et qui persistent dans leur désobéissance (c. 1371, 2° ; cf. c. 2331 § 1 / CIC 1917) ;
- ceux qui s’inscrivent à une association qui conspire contre l’Eglise (en clair, les francs-maçons, c. 1374 ; cf. c. 2335 / CIC 1917) ;
- l’évêque qui, sans mandat pontifical, consacre quelqu’un évêque, et celui qui reçoit la consécration de cet évêque (c. 1382 ; cf. c. 2370 / CIC 1917).
Commettent le crime de faux :
- ceux qui font des dénonciations calomnieuses ou portent atteinte à la bonne réputation d’autrui (c. 1390 § 2 ; cf. c. 2363 et c. 2355 / CIC 1917).
Commettent des délits contre les obligations spéciales :
- ceux qui commettent des fautes extérieures contre le sixième commandement et ceux qui commettent des actes de pédophilie (c. 1395 § 1 et 2 ; cf. c. 2357 § 1 / CIC 1917) ;
- ceux qui procurent un avortement (c. 1398 ; cf. c. 2350 § 1 / CIC 1917).
S’il y a donc une grande similitude entre les listes de délits des deux codes, un changement profond se manifeste dans les sanctions. D’une part beaucoup d’entre elles sont adoucies dans le code actuel et d’autre part de nombreux délits n’entraînent désormais qu’une « juste peine », ce qui DE FAIT rend leur sanction soumise à l’arbitraire de l’autorité ecclésiastique (le problème sera abordé plus largement par la suite).
Ce changement profond dans la conception théorique des sanctions dans le droit canonique s’accompagne par ailleurs et surtout de modifications essentielles dans la pratique de l’Eglise en ce début du XXI° siècle, où, même si le code en fait mention, il n’existe quasiment plus – DE FAIT – de « sanctions pénales pour les fidèles délinquants » (cf. c. 1311). Qu’on pense simplement à l’adultère public, aux avortements, aux désobéissances au Pape, par exemple dans la liturgie, aux enseignements doctrinaux erronés… Sont-ils sanctionnés ? Faut-il les sanctionner ? Peut-on les sanctionner ? A d’autres d’en juger.
Il y a toutefois une exception majeure, qui occupe la quasi-totalité de l’exercice actuel du droit pénal canonique, c’est celle de la pédophilie de certains prêtres – un drame pour l’ensemble des chrétiens -. Puisque la peine, dans l’esprit de l’Eglise, a pour but de réparer un scandale, de rétablir la justice, d’amender le coupable (cf. c. 1361), l’autorité ecclésiastique doit sanctionner ces prêtres, mais, sans que soient oubliés les droits de la victime (qui feront l’objet d’une étude ultérieure), cette même autorité doit respecter impérativement un droit absolu du présumé coupable : le droit à la défense.
Certes ce droit à la défense – ou ce droit de la défense – est commun aux auteurs de n’importe quel délit, mais étant donné l’ampleur actuelle du phénomène de la pédophilie dans le clergé, il est indispensable, après un bref rappel de quelques prescriptions du code de 1917, de connaître, sur ce droit de la défense, les règles du code de 1983, ainsi que celles des documents essentiels que sont les Normes De gravioribus delictis, du 21 mai 2010, et la Lettre Circulaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, du 3 mai 2011. Il serait en outre très utile d’examiner les législations étatiques actuelles dans leurs prescriptions relatives au droit de la défense, pour en tirer éventuellement des leçons pour une amélioration du droit pénal de l’Eglise. Faute de connaissances appropriées seule sera abordée ici la législation française. C’est par cet examen que commencera d’ailleurs la Première Partie du présent exposé.
Deux autres problèmes (qui feront l’objet d’une Deuxième Partie) s’ajoutent à celui du droit de la défense. Distinct de celui-ci, mais lui étant intimement lié, le premier est celui des « mesures de sûreté » dont faisaient déjà état le canon 2222 § 2 du code de 1917 et le canon 1722 du code actuel, et que renforce la Lettre Circulaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, du 3 mai 2011 (I, d, 3). Ces « mesures de sûreté » sont sujettes à beaucoup de critiques car leur imprécision laisse la porte ouverte, DE FAIT, à l’arbitraire de l’autorité ecclésiastique. De ce point de vue, leur réforme souhaitable peut elle aussi s’inspirer utilement de certaines normes étatiques, par exemple des normes françaises relatives aux mesures de sûreté.
Le second problème touche lui aussi, de façon indirecte, au droit de la défense. La « juste peine » en effet, parce qu’elle est indéterminée, peut apparaître aux yeux du coupable comme une peine laissée à l’arbitraire de l’autorité pénale, et donc comme une peine injuste.
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PREMIÈRE PARTIE
LE DROIT DE LA DÉFENSE
I. LA LOI FRANÇAISE n° 2011-392 DU 14 AVRIL 2011
L’article préliminaire de cette loi[1] énonce des principes qu’une réforme du droit pénal de l’Eglise ne peut négliger :
« I. – La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties.
Elle doit garantir la séparation des autorités chargées de l’action publique et des autorités de jugement.
Les personnes se trouvant dans des conditions semblables et poursuivies pour les mêmes infractions doivent être jugées selon les mêmes règles.
II. L’autorité judiciaire veille à l’information et à la garantie des droits des victimes au cours de toute procédure pénale.
III. Tout personne suspectée ou poursuivie est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie. Les atteintes à sa présomption d’innocence sont prévenues, réparées et réprimées dans les conditions prévues par la loi.
Elle a le droit d’être informée des charges retenues contre elle et d’être assistée d’un défenseur.
Les mesures de contraintes dont cette personne peut faire l’objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l’autorité judiciaire. Elles doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l’infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne.
Il doit être définitivement statué sur l’accusation dont cette personne fait l’objet dans un délai raisonnable.
Toute personne condamnée a le droit de faire examiner sa condamnation par une autre juridiction.
En matière criminelle et correctionnelle, aucune condamnation ne peut être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assistée par lui ».
La présomption d’innocence (cf. ci-dessus, III) est une notion assez récente. Sur son histoire, on pourra se référer à un document numérique du HAL-SHS (Hyper Article en ligne – Sciences de l’Homme et de la Société)[2]sur « La présomption d’innocence : essai d’interprétation historique ». L’on notera aussi que cette expression (non pas l’idée qu’elle représente) n’apparaît ni dans les Décrétales, ni dans le code de 1917, ni dans la doctrine qui a suivi (Lega, par exemple), ni dans le code de 1983. Elle n’est explicitement citée pour la première fois dans un texte canonique que dans la Lettre Circulaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en date du 3 mai 2011 (I, d, 3, et II, 5° alinéa).
Il fallait faire cette remarque avant d’exposer les normes canoniques relatives au droit de la défense, qui ont été établies par et après la codification de 1917.
II. LE DROIT DE LA DÉFENSE DANS LE DROIT PÉNAL CANONIQUE
1. La première information reçue par l’Ordinaire
Le canon 1939 § 1 / CIC 1917 énumère diverses façons dont un délit, s’il n’est pas notoire, peut parvenir à la connaissance de l’Ordinaire : la rumeur, l’opinion publique, une dénonciation. Il arrive aussi que l’Ordinaire soit averti du délit par le simple effet de son devoir de vigilance sur son diocèse, ou bien il est averti « de toute autre façon ».
Le canon 1717 / CIC 1983 adopte ce dernier point de vue, puisqu’il se contente de dire : « Chaque fois que l’Ordinaire a connaissance, au moins vraisemblable, d’un délit […] », expression reprise dans les Normes De gravioribus delictis du 15 juillet 2010, au n° 16, qui, puisqu’elles s’appliquent à des délits « très graves », ajoutent ce qualificatif : « Chaque fois que l’Ordinaire ou le Hiérarque a connaissance, au moins vraisemblable, d’un délit grave […] ».
Certes le canon 1936 / CIC 1917 exigeait, dans le cas d’une dénonciation, même si elle était d’abord faite de vive voix, qu’elle fût consignée par écrit, ce qui engageait le dénonciateur et pouvait parfois le dissuader d’accuser quelqu’un s’il n’avait pas déjà des éléments solides de preuve. L’obligation de l’écrit participait donc, très indirectement cependant, au droit de la défense. (Bien sûr, les dénonciations anonymes ou provenant d’un ennemi ou d’un déséquilibré étaient rejetées, selon le canon 1942 § 2 / CIC 1917).
Quant à la rumeur, à l’opinion publique, aux « révélations » de la presse et des médias, surtout à notre époque, elles ont parfois rendu service, sans doute, car sans elles des délits graves auraient pu, non seulement rester impunis, mais surtout avoir la possibilité de se renouveler. Toutefois que de réputations perdues, de soupçons à jamais gravés dans les esprits (« Il n’y a pas de fumée sans feu »), parce que la présomption d’innocence n’a pas été respectée et que le droit de la défense ne l’a pas été non plus.
Cette présomption et ce droit n’étaient pas respectés dans le code de 1917, car quand l’Ordinaire était averti, quelle qu’en fût la façon, de l’existence au moins vraisemblable d’un délit, il lui était prescrit par le canon 1939 / CIC 1917 de procéder à une « inquisitio », une enquête, qui devait être prudente, secrète, ne nuisant pas à la réputation d’autrui, mais qui laissait la personne visée dans l’ignorance totale de la démarche entreprise à son endroit, ainsi que des motifs de celle-ci, du nom ou des noms des « accusateurs » éventuels et du contenu de leurs déclarations. La présomption d’innocence et le droit de la défense n’étaient pas non plus respectés dans le code de 1983 où le canon 1717 reprenait simplement les données du canon 1939 de l’ancien code.
Certains répondront que précisément le secret de l’enquête protège la personne qui en est l’objet, mais trop de prêtres – dont on pourrait citer les noms – ont été démis de leurs fonctions, voire chassés du diocèse où ils avaient reçu de l’Ordinaire un ministère, trop de prêtres ont été brisés moralement, parce que, dès le début, ils n’ont pas eu la possibilité et le droit de connaître ce qui leur était reproché et de se défendre.
2. L’enquête préliminaire
A ce stade de l’étude du droit de la défense, le rappel de la législation de l’ancien code est désormais superflu, car d’une part le code de 1983 avait déjà rendu caduques les règles du code pio-bénédictin et, en dépit de son canon 6 § 2, relégué aux archives les enseignements précieux de la doctrine issue de ce code (cf. Wernz-Vidal et le cardinal Léga), mais d’autre part et surtout parce que les Normes de 2010 et la Circulaire de 2011 ont modifié profondément les règles mêmes du code actuel pour tout ce qui concerne les « delicta graviora », ceux-ci ayant envahi en fait tout le champ de l’activité pénale de l’Eglise.
En ce qui concerne l’enquête préliminaire du canon 1718, on note que « quand les éléments réunis par l’enquête paraîtront suffisants, l’Ordinaire décidera 1° si un procès doit être engagé […], 3° […] s’il faut procéder par décret extrajudiciaire » (c. 1718 § 1, 1° et 3°), ce que modifient les Normes de 2010 : « Chaque fois que l’Ordinaire ou le Hiérarque vient à connaissance, au moins vraisemblable, d’un délit grave, une fois menée l’enquête préliminaire, il le signale à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi […] », qui décide de la procédure ultérieure (Normes de 2010, art. 16 ; cf. Circulaire de mai 2011, II, alinéas 3 et 4).
Deux remarques importantes s’imposent ici, concernant l’enquête préliminaire en elle-même et le fait que l’Evêque est désormais dépossédé de son pouvoir de décision après cette enquête.
Dans l’enquête préliminaire en effet, l’accusé, selon le Code, n’a toujours pas connaissance de ce qui se passe à son sujet, puisque ce n’est que « si l’Ordinaire estime qu’il faut procéder par un décret extrajudiciaire », qu’alors « il notifiera à l’accusé l’accusation et les preuves […] » (c. 1720, 1°). Certes, selon le même canon 1720, l’Ordinaire lui donnera « la possibilité de se défendre », mais que signifie cette possibilité (le code ne parle même pas de droit et il n’est pas encore question d’un avocat pour l’accusé) quand tout est déjà réglé dans son cas ?
Le droit de la défense, ignoré par le canon 1718, est tout de même reconnu – non sans réserve – par la Circulaire de mai 2011 (III, e) qui corrige ce canon : « A moins de graves raisons contraires, le clerc accusé sera informé des accusations dès la phase de l’enquête préliminaire, en lui offrant l’opportunité d’y répondre ». Or le droit de la défense interdit de s’abriter derrière de graves raisons contraires pour empêcher son exercice, et il n’y a aucune opportunité pour l’accusé de répondre aux accusations, mais un droit absolu.
Par ailleurs, en ce qui concerne les suites de l’enquête préliminaire, l’Ordinaire est désormais privé du pouvoir de décision que lui donnait le canon 1718 : soit pour engager un procès, soit pour procéder par décret extrajudiciaire. Cette décision appartient maintenant à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. En effet il ressortait déjà de l’article 16 des Normes du 21 mai 2010 que l’Ordinaire ayant eu connaissance, au moins vraisemblable, d’un délit grave, menait une enquête préliminaire et signalait le cas à la Congrégation qui, si elle ne s’attribuait pas la cause en raison de circonstances particulières, ordonnait à l’Ordinaire de procéder ultérieurement. On pouvait penser qu’ainsi l’Ordinaire conservait son pouvoir de décider entre un procès judiciaire ou un décret extrajudiciaire. Toutefois la Circulaire du 3 mai 2011 a mis les choses au point (II, alinéa 4) : « Si l’accusation est jugée crédible (sans doute, d’après le contexte du document, après l’enquête préliminaire ; par ailleurs que signifie exactement ‘crédible’ ?), « le cas doit être déféré à la Congrégation », qui « après l’avoir examiné […] indiquera à l’Evêque […] les pas ultérieurs à accomplir ». La Congrégation lui donnera en outre des orientations […] en vue de garantir un procès équitable. C’est donc la Congrégation qui, après l’enquête préliminaire, l’Evêque étant désormais dessaisi de la décision à prendre après cette enquête, décrète qu’il y aura procès ou décret extrajudiciaire.
Ce qui vient d’être exposé sur le dessaisissement des Evêques ne relève pas d’une querelle byzantine, mais indique assez nettement, malgré l’imprécision de quelques termes, un manque certain de confiance du Siège Apostolique en la capacité des Evêques à faire face au problème de la pédophilie des prêtres.
Sur le plan du droit de la défense, ce dessaisissement risque également de rendre plus difficile le rôle des avocats.
3. L’avocat du présumé coupable
Selon le canon 1723 § 1, c’est au moment de citer l’accusé pour son procès pénal que le juge doit l’inviter à se constituer un avocat. C’est donc seulement après l’enquête préliminaire et l’examen de son contenu par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi – que celle-ci s’attribue la cause pour un procès ou qu’elle la renvoie à l’Ordinaire en chargeant celui-ci d’engager le procès – qu’un avocat pourra être choisi par l’accusé en vue de sa défense.
Aux termes de l’article 14 des Normes de 2010, seuls les prêtres, dans les tribunaux autres que celui de la Congrégation, peuvent validement remplir les charges de Juge, de Promoteur de Justice, de Notaire et d’Avocat. Cette règle, qu’on peut comprendre théoriquement, est pratiquement un obstacle à l’exercice du droit de la défense. En Europe Occidentale, où sont apparus de nombreux cas de pédophilie, les prêtres, et les prêtres canonistes spécialement, sont de moins en moins nombreux. A quel prêtre donc, dans bien des cas, un clerc accusé de pédophilie pourra-t-il demander d’être son avocat ? Plus important est que le rôle des laïcs est négligé dans ces pénibles circonstances. En ce qui concerne les notaires, les laïcs qui occupent déjà cette fonction dans les Officialités, qu’ils soient homme ou femme, lisent les journaux, entendent la radio, regardent la télévision : ils savent évidemment que des actes de pédophilie sont commis par des prêtres. Dans ces conditions, pourquoi douter de leur capacité de garder le secret, ou celle de ne pas être perturbés psychiquement par les interrogatoires du coupable, de la victime et des témoins ? Pourquoi ne pas leur faire confiance en les écartant, dans les causes de pédophilie, de leur charge de notaire ? Et ces laïcs qui sont, dans la vie profane, avocats, avocates, conseillères et conseillers conjugaux, assistantes sociales, médecins, psychologues, psychiatres, psychanalystes, éducatrices, éducateurs, ne sont-ils pas mieux formés et plus compétents que les prêtres pour apporter leur concours dans les problèmes de pédophilie par leur écoute du coupable, la compréhension de sa personnalité et pour sa défense devant un tribunal ecclésiastique ? Pourquoi l’Église ne leur fait-elle pas confiance, alors, qui plus est, qu’elle accorde une telle importance et qu’elle se fie tellement aux expertises psychologiques et psychiatriques réalisées dans les causes matrimoniales par des laïcs ?
Par ailleurs le dessaisissement des Évêques dans la procédure pénale de la pédophilie pose plusieurs problèmes pratiques pour le rôle des avocats. Qu’il soit prêtre ou, ce qui est souhaitable, laïc, l’avocat qu’un prêtre européen, américain ou asiatique aura choisi dans son entourage ou son pays pourra-t-il agir devant la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ou devra-t-il s’effacer devant un avocat déjà approuvé par la Congrégation, donc éventuellement de langue différente, de culture différente (… et d’honoraires différents, ce qui n’est pas un détail) ?[3]De plus le prêtre présumé coupable n’aura plus, dans cette hypothèse, l’aide et le réconfort d’un avocat physiquement proche de lui. Enfin, comment le prêtre présumé coupable, dont on a vu qu’il ne peut choisir un avocat qu’après l’enquête préliminaire et l’examen de celle-ci par la Congrégation, pourra-t-il choisir un avocat si la Congrégation s’attribue la cause et exige un avocat déjà approuvé par elle ?
Ces questions ne sont pas à rejeter sommairement. La Justice de l’Eglise, qui est fondée sur des principes philosophiques et théologiques, n’est pas désincarnée : elle concerne des êtres concrets – les accusés -, des juges concrets, elle s’exerce dans des circonstances concrètes, ses décisions sont des décisions concrètes. Aussi difficile que soit leur rôle dans l’organisation de la Justice d’Eglise, il revient aux Autorités ecclésiastiques d’y pourvoir pour le bien de tous.
DEUXIÈME PARTIE
LES MESURES DE SÛRETÉ
ET
LA « JUSTE PEINE »
I. LES MESURES DE SÛRETÉ
1. Les mesures de sûreté selon le droit pénal de l’Eglise
Le canon 2222 § 1 du code de 1917 déclarait que « bien qu’une loi ne soit accompagnée d’aucune sanction, le Supérieur légitime peut cependant, même sans menace préalable d’une peine, punir d’une juste peine la transgression de cette loi, si le scandale éventuellement donné ou la gravité spéciale de la transgression l’exigent […] ». Le même canon, au § 2, prescrivait que le Supérieur légitime « bien qu’il soit seulement probable que le délit ait été commis ou que l’action pénale du délit certainement commis soit prescrite, a non seulement le droit, mais le devoir […] pour éviter le scandale, d’interdire au clerc l’exercice du ministère sacré ou même l’écarter de son office, selon la norme du droit ; ces mesures, en ce cas, n’ont pas la nature d’une peine ».
De son côté, le canon 1722 du Code en vigueur énonce : « Pour prévenir des scandales, pour protéger la liberté des témoins et garantir le cours de la justice, après avoir entendu le promoteur de justice et l’accusé lui-même, l’Ordinaire peut à tout moment du procès, écarter l’accusé du ministère sacré, lui imposer ou lui interdire le séjour dans un endroit ou un territoire donné […] ».
Les Normes du 21 mai 2010 rappellent, à l’article 19, que « restant sauf le droit de l’Ordinaire ou du Hiérarque, dès le début de l’enquête préliminaire, d’imposer ce qui est prévu par le canon 1722 du Code de Droit canonique et par le canon 1473 du Code des Canons des Eglises Orientales, le Président en exercice du Tribunal, sur instance du Promoteur de Justice, possède le même pouvoir aux mêmes conditions déterminées par lesdits canons ».
Enfin la Lettre Circulaire du 3 mai 2011 indique (I, d, 3) que « le clerc accusé bénéficie de la présomption d’innocence jusqu’à preuve du contraire, même si l’Evêque peut, par mesure de précaution, limiter l’exercice de son ministère, en attendant de clarifier les accusations dont il est l’objet […] ».
Il n’y a pas de texte latin de la Circulaire du 3 mai 2011 et l’on doit se contenter, pour comprendre le sens de l’expression française « par mesure de précaution », de comparer avec le texte italien, qui parle de « cautelativamente », du texte espagnol : « de modo cautelar », tandis que le texte anglais est différent : « Nonetheless the bishop is always able to limit the exercice… » (Néanmoins l’évêque peut toujours l’imiter l’exercice…). Il n’est pas question dans cette version anglaise de « précaution ».
En fait l’expression française « mesure de précaution » employée par la Circulaire du 3 mai 2011 devrait être remplacée par « mesure de sûreté », ce qui correspond au langage juridique francophone (français, belge, suisse, canadien etc.), et évite la confusion avec le « principe de précaution », qui s’applique plutôt, dans le langage courant, aux risques encourus dans le domaine de la santé et de l’environnement, et dont le régime est différent de celui des « mesures de sûreté ». « Bien qu’il n’existe pas de définition universellement admise du Principe de Précaution, on peut tenter d’en exprimer l’idée générale comme suit : ‘Des mesures doivent être prises lorsqu’il existe des raisons suffisantes de croire qu’une activité ou un produit risque de causer des dommages graves et irréversibles à la santé ou à l’environnement. Ces mesures peuvent consister, s’il s’agit d’une activité, à réduire ou à mettre un terme à cette activité ou, s’il s’agit d’un produit, à interdire ce produit, même si la preuve formelle d’un lien de cause à effet entre cette activité ou ce produit et les conséquences redoutées n’a pu être établie de manière irréfutable’ ».[4]
2. Les mesures de sûreté : prévention ou sanction
Les droits étatiques connaissent évidemment les « mesures de sûreté », mais les pénalistes sont loin d’être d’accord sur leur notion et leur régime : ces mesures sont-elles des moyens de prévention ou des sanctions ? Un article du site Zetud.net (dont l’auteur n’est indique que comme vivie8888) pose clairement le problème, l’analyse de façon simple et satisfaisante, pour aboutir à une interrogation majeure, facilement transposable en droit canonique pénal.
« La mesure de sûreté se distingue fortement de la peine. Cette différence de notion va de pair avec une différence de régime : les règles d’intervention de la mesure de sûreté ne sont ainsi pas les mêmes que celles pour la peine. La mesure de sûreté a une visée essentiellement préventive, elle est, en effet, destinée à empêcher la commission d’infraction que laisse craindre l’état dangereux d’une personne. De ce fait, elle intervient indépendamment de la commission d’une infraction, elles peuvent ainsi être prononcées ante delictum, à partir du seul constat de l’état dangereux d’une personne. De plus, sa mise en œuvre réclame une plus grande souplesse, la mesure de sûreté devant évoluer en même temps que l’état dangereux. La mesure de sûreté n’est ainsi encadrée par aucune limite de temps, celle-ci pouvant s’appliquer aussi longtemps que durera l’état dangereux. Ces singularités, propres à la mesure de sûreté, offrent néanmoins moins de garanties protectrices pour l’individu que celles régissant le régime des peines, ce qui la rend souvent difficilement compatible avec les exigences de protection des libertés individuelles.
Cependant, des évolutions législatives et jurisprudentielles ont remis en cause le particularisme de la mesure de sûreté. La frontière entre mesure de sûreté et peine tend à devenir de plus en plus floue. L’imprécision du vocabulaire illustre ainsi la confusion entre les deux notions. Nombreuses sont les mesures de sûreté qui sont qualifiées de peine par le législateur. Une même sanction pourra alternativement être considérée comme une peine ou comme une mesure de sûreté en fonction des circonstances, et notamment en fonction de l’imputabilité de la personne. De plus, le régime de la mesure de sûreté est de plus en plus encadré par les mêmes garanties que celles qui s’appliquent aux peines. Les principes du procès équitable s’appliquent désormais à la prise de décision de l’intervention d’une mesure de sûreté.
Ces rapprochements significatifs entre ces deux modes de sanction posent la question de la pertinence de la distinction entre mesure de sûreté et peine ».
3. Pour ceux qui en sont frappés les mesures de sûreté de l’Eglise sont toujours des peines
Sous l’ancien code, comme on l’a dit plus haut, le c. 2222 § 1 permettait à l’Evêque de punir un coupable en certains cas même si la loi transgressée n’était accompagnée d’aucune sanction. Ici la mesure de sûreté est une peine.
Par contre le même canon 2222 § 2 prescrivait au Supérieur légitime, en cas de possible scandale, d’« interdire au clerc l’exercice du ministère sacré […] », ceci n’ayant pas « la nature d’une peine ». Peut-être, dans l’abstrait et la spéculation pure, cette interdiction n’était-elle pas une peine, mais pour le prêtre frappé par cette mesure ? Il ne pouvait ressentir l’interdiction d’exercer son ministère que comme une sanction.
De même lorsque le canon 1722 du code en vigueur donne à l’Ordinaire le pouvoir d’écarter l’accusé du ministère sacré, à tout moment du procès, donc même avant que cet accusé ait pu bénéficier du droit de la défense dans un débat contradictoire, la décision de l’autorité ecclésiastique ne peut pas, subjectivement, psychologiquement, ne pas être ressentie comme une sanction, une peine. Et quel Ordinaire oserait dire à un prêtre accusé de pédophilie et que, dès avant tout procès, il a écarté de son ministère, que ce n ‘est pas une peine ? Le prêtre en question n’aurait que faire des subtiles discussions sur les mesures de sûreté et les sanctions.
Les mêmes remarques s’imposent à propos de l’article 19 des Normes de mai 2010 et de la Circulaire de mai 2011, d’autant que toutes ces règles ne sont pas conformes au principe de la légalité des délits et des peines, comme ne l’est pas non plus le concept canonique de « juste peine ».
Les mêmes remarques s’imposent à propos de l’article 19 des Normes de mai 2010 et de la Circulaire de mai 2011, qui permettent à l’Ordinaire certaines mesures de sûreté. Subjectivement, psychologiquement, il faut le redire : le prêtre qui en est frappé les ressent comme une peine.
Ces mesures de sûreté, on vient de le dire, ne sont pas conformes au principe de la légalité des délits et des peines, comme ne l’est pas non plus le concept canonique de « juste peine ».
4. Le principe de la légalité des délits et des peines
Ainsi que le soulignent les juristes pénalistes, le principe de la légalité des délits et des peines est la garantie fondamentale des droits de la personne devant les juridictions répressives. Il s’énonce par l’adage « nullum crimen, nulla poena sine lege » : il n’y a pas de crime, il n’y a pas de peine sans une loi qui les prévoie. Enoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ce principe se retrouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans la Constitution française du 4 octobre 1958 qui y renvoie. L’article 4 de l’ancien Code pénal français disposait lui-même : « Nulle contravention, nul délit, nul crime ne peuvent être punis des peines qui n’étaient pas prononcées avant qu’ils fussent commis ». L’article 111-3 du Code pénal de 1993 reformule le même principe : « Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi […]. Nul ne peut être puni d’une peine qui n’est pas prévue par la loi, si l’infraction est un crime ou un délit […] ».
5. La « Juste peine »
Tout francophone sait qu’un « brave homme » n’est pas automatiquement un « homme brave ». De même une « juste peine » n’est pas par elle-même une « peine juste », qu’on parle français ou qu’on parle latin. Une « juste peine » est en fait une peine proportionnée au délinquant, à l’ampleur du délit, au dommage causé, mais cette peine que le juge assouplira ou aggravera selon le cas et pour l’application de laquelle il jouit d’un pouvoir légitime d’appréciation (cf. canons 1343-1345), est une peine définie par la loi et limitée par elle, tant en son minimum qu’en son maximum.
La peine que le juge peut et doit apprécier n’est dont pas sujette à l’arbitraire du juge, celui-ci ne pouvant ni la créer ni la supprimer, mais devant l’appliquer.
De même les détenteurs dans l’Eglise du pouvoir de coercition et de sanction n’ont, en vertu du principe de légalité des délits et des peines, aucunement le droit de punir une personne si la peine n’est pas prévue par la loi. Certes le canon 1315 § 2 énonce que « la loi peut elle-même déterminer la peine ou laisser cette détermination à l’appréciation prudente du juge », mais alors que les auteurs sont dans l’impossibilité de définir ce qu’est une peine juste, il est contraire aux droits de la personne, dont fait partie le droit de la défense, de laisser au juge ecclésiastique, dans une matière aussi grave que la pédophilie des clercs, la détermination de la peine. Cette détermination – minimale et maximale – de la peine ne peut relever que du Législateur Suprême ou des Conférences épiscopales, sous réserve, pour celles-ci, de l’approbation du Saint-Siège (cf. Circulaire du 3 mai 2011, II in fine).
A l’attention de Mgr Coccopalmerio
Président du
Conseil Pontifical pour les Textes législatifs
Jacques Gressier
1° juin 2011
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(1] Code de procédure pénale – Partie législative – Article préliminaire ; www.legifrance.gouve.fr